LF : Pourquoi ce nom de groupe "Yes is a pleasant country" ?
Bruno : C'est le titre d'un poème d'Edward Estling Cummings, poète américain du XXème, dont Vincent et Jeanne ont mis en musique plusieurs textes. "Yes Is a Pleasant Country" fut le premier d'entre eux, et aussi le premier morceau écrit que nous avons mis à notre répertoire. Il était au départ pensé comme la conclusion d'une longue improvisation, et aujourd'hui encore, nous le jouons fréquemment en fin de concert. Il nous semble peut-être synthétiser, par sa simplicité, sa concision, et par le texte aussi, notre approche. Quand nous avons cherché un nom pour notre groupe, après déjà plusieurs années d'existence, il nous a semblé naturel d'adopter celui-ci.
LF : Comment s'est fait cette rencontre et ce projet?
Bruno : En 2002, alors que nous étions tous les trois étudiants au CNSM, nous avons eu envie de nous réunir pour improviser ensemble, pour confronter nos trois sons. Nous avons renouvelé souvent l'expérience, puis il nous est apparu nécessaire de nous constituer un répertoire, sans pour autant renoncer aux passages improvisés. Nous avons commencé par des compositions de Vincent sur des poèmes, puis nous y avons ajouté des morceaux de Duke Ellington et Billy Strayhorn, pour enfin élargir le champ de nos reprises aux standards de jazz dans leur ensemble ou à des chansons des Beatles, de Robert Wyatt, etc.
LF : Vous participez chacun de votre côté à des projets plus axés vers la musique improvisée. " Yes is a pleasant country" est-il pour vous en quelque sorte un certain retour aux sources?
Bruno : C'est en effet l'occasion pour nous de revenir sur des chansons, en repartant souvent, dans notre travail, de leurs versions originales ou, pour les standards de Jazz par exemple, de celles de vocalistes comme Ella Fitzgerald, Frank Sinatra ou Peggy Lee : nous les appréhendons dans ce qu'elles ont de plus simple.
Vincent : je me méfie de cette notion de retour aux sources. C'est par ce qui se joue à un moment que l'on identifie ce qu'on qualifie de sources. Et le propre de la source, n'est-ce pas, comme le dit Guillevic, « de partir dans le rester. »
LF : Limpidité, sérénité, force semblent caractériser l'ensemble des pièces musicales que vous jouez avec ce trio, autant dans le contenu que dans l'interprétation. N'est-ce pas la présence de la voix et de poésie qui induit ça ?
Bruno : En effet, et je pense que mes deux camarades sont pour beaucoup dans ce phénomène. Quand j'écoute Jeanne chanter un texte, celui-ci m'apparaît limpide et tangible, presque palpable, à la fois dans son sens et dans la musicalité des mots. Je trouve remarquable d'arriver à mettre en valeur simultanément ces deux aspects, et je ne lui connais pas d'équivalent à ce titre... Quant à Vincent, c'est en grande partie à lui que nous devons la mise en musique de textes de Cummings, W. B. Yeats, ou Paul Celan, qui composent une partie de notre répertoire, et la musique qu'il a écrite colle non seulement au plus près du texte tel qu'il pourrait être déclamé, mais aussi à la voix de Jeanne.
LF : Il semble que vous ayez choisi un fil de funambule comme terrain de jeu, tracer droit devant soi entre l'écrit et l'improvisé sans jamais trop faire entendre de quel côté vous pencherez pour rééquilibrer ?
Jeanne : De moins en moins nous nous posons la question de ce qui est écrit et ce qui ne l'est pas. Même les morceaux de Vincent, pourtant très "composés" commencent à être un peu bousculés. Le centre de nos concerts est devenu au fil du temps, notre rencontre à tous les trois, notre communication, notre télépathie. Standards, compositions ne sont plus que matière à la construction d'une représentation, d'un tableau fait de Bruno, Vincent et moi à cet instant précis.
Vincent : je suis entièrement d'accord avec Jeanne. C'est sans doute grâce au temps passé ensemble que ces frontières entre le fixé et l'inventé sont devenues ténues. Car tout ce que nous avons fixé (venant de la composition mais aussi des conventions tacites venues de l'expérience des concerts), plutôt que d'être vécu comme une prescription, est plutôt un ferment pour l'imagination.
LF : On sent une grande disponibilité et une belle complicité entre vous trois. Cependant, il semble y avoir une relation particulière entre la voix et le saxophone. Est-ce deux chants ou deux souffles différents mais complémentaires ?
Jeanne : La complicité est celle de deux instruments monophoniques en opposition à un polyphonique, de deux qui utilisent le souffle et un autre qui est percussif. A part ces points communs et différences d'ordre technique, j'ai la sensation très forte que nous avons tous les trois le même langage. C'est d'ailleurs un des traits de la musique de Bruno qui m'impressionne le plus: sa capacité à gronder, chanter, souffler, crier avec Vincent et moi. Où j'oublie complètement qu'il s'agit d'un piano, d'un saxophone et d'une voix.
Vincent : je crois que personnellement je recherche toujours une forme de vocalité dans le saxophone, l'influence de Jeanne est considérable pour moi.
LF : Le jeu du piano nous tient en éveil, en tension, il apporte une impression d'apaisante étrangeté, une dimension de mystère, parfois majestueuse. Pourrait-on dire qu'il est comme en équilibre, ou en miroir, face à la dimension plus charnelle du chant et du saxophone?
Jeanne : Bruno joue tout l'orchestre, mais j'ai du mal à poser des termes techniques sur son jeu. Le plus souvent je le décris comme quelqu'un qui travaille la terre avec ses mains, ou qui attrape le col de l'auditeur à la façon d'une bagarre, puis le fait tournoyer pour mieux le déposer, heureux et saoul, sur son fauteuil. Autant dire que je considère que Bruno Ruder joue un piano charnel. Quant à Vincent, il oscille pour moi entre précision mécanique, on pourrait presque entendre des machines parfois, un grand lyrisme et une disposition au déferlement, à la chute, à l'oubli de soi, joué et réel à la fois, allers retours bouleversants entre le lisse et l'écorché... Bref, la chair et son contraire sont partout.
Vincent : Bruno a été un certain temps, et encore dans quelques moments de notre répertoire, "l'orchestre". Maintenant, nous essayons dans notre travail d'assumer une plus grande nudité de lignes, rendant à chacun une plus grande autonomie, une plus grande latitude d'expression.
LF : Vous passez avec beaucoup d'aisance des standards à des morceaux non seulement plus personnels mais parfois très improvisés ? Comment éviter le piège -ce que vous faites très bien- d'un collage plaqué et sans âme entre ces deux univers apparemment assez éloignés ?
Jeanne : Cela fait 10 ans que nous jouons ensemble. Et si nos chemins musicaux tendent à s'éloigner dans nos parcours respectifs, "yes is pleasant country" est un endroit que nous connaissons, où nous nous connaissons, où il fait bon jouer, et où nos trois voix ne font plus qu'une. Même si ça ne répond pas à la question.
Vincent : après toutes ces années, comme je le disais plus tôt, les frontières ne sont plus très nettes...
Bruno : Nous appartenons il me semble à une génération où l'opposition entre les deux univers dont tu parles semble moins pertinente qu'avant. Beaucoup de musiciens de notre âge, même s'ils jouent aujourd'hui ce qu'on qualifierait de Musique Improvisée, ont pratiqué et écouté, voire continuent à pratiquer et écouter le jazz sous des formes plus anciennes, et parviennent peut-être mieux que leurs prédécesseurs, à redonner à cette musique une certaine contemporanéité, sans se soucier de la distinguer des autres qu'ils pratiquent. Nous bénéficions d'un défrichage opéré par nos aînés et qui nous permet d'avoir plus de recul quant à la diversité de nos influences.
LF : Quels sont les critères ou les raisons de choix pour les standards que vous reprenez ? Quelle(s) intention(s) cherchez-vous à y mettre pour les jouer de façon originale ?
Vincent : il s'agit de coups de coeur d'un jour, au hasard d'une lecture, d'un film...
LF : Jeanne, sur l'album, tu chantes le plus souvent en anglais mais il y a aussi une chanson en allemand. La poésie particulière de la langue française vous a-t-elle déjà tenté ?
Jeanne : Oui, mais non. J'ai encore besoin de la distance du sens, de l'incompréhension immédiate que permettent l'allemand et l'anglais. En particulier dans "yes is a pleasant country" où je tourne et retourne les textes dans tous les sens, pas sûr que je m'autoriserais autant de liberté en français.
bridge media | Men Nike FootwearLa Fabrica'son, Maison de la Vie Associative, 28 rue Victor Hugo, 92240 MALAKOFF, Tél. 01.55.48.06.36, email : coordination.fabricason@gmail.com