LF : Les premiers enregistrements sonores d’un orchestre de Jazz datent de 1917: le Dixieland Jass Band. Que signifie pour vous ce mot et pourquoi l’avoir choisi pour identifier votre projet ? Se réfère-t-il uniquement à l’histoire ou a-t-il un autre sens ?
AD : D'abord la consonance avec notre acronyme. C'est drôle et percutant. Ensuite nos parcours personnels ont en commun de chercher à jouer la musique de notre époque tout en se nourrissant de l'histoire courte mais riche de cette musique.
SB : Oui, c’était drôle ces sens multiples, les initiales de nos prénoms, la référence au premier enregistrement de Jazz, le nom de cette variante helvetico-germanique de la belote qui se joue à quatre, et enfin la référence au chibre. Drôle de hasards et percutantes combinaisons de sens, c’est tout à fait cela. !
LF : Comment ce projet a-t-il vu le jour ? N'est-il pas né de deux complicités, Darche/Hollenbeck et Boisseau/Blaser ? Pour quelles raisons avez-vous choisi de jouer tous les quatre ensemble?
AD : Effectivement des musiciens qui se croisent, rien de plus habituel en somme. Samuel et Sébastien avaient déjà joué ensemble, il fut aussi question voici quelques années que Samuel et moi nous croisions pour une rencontre à Budapest qui n'eut finalement pas lieu. Et Daniel Yvinec nous a confié à John et moi le soin d'écrire et orchestrer des programmes pour son ONJ ; là pas de rencontre sur scène, mais un signe que nous devions nous croiser... Bref à force d'entendre parler les uns des autres nous avons initié une première rencontre Berlinoise qui s'est avérée très fructueuse.
SB : Je rajouterais la paire Darche/Boisseau qui existe depuis plus de 15 ans. Il y a d’un côté des complicités existantes et de l’autre des envies de nouvelles combinaisons. Pour Alban et moi, comme souvent, c’est notre volonté d’un équilibre entre « connaissance » et « curiosité » qui a présidé à cette réunion. Plus on a d’expérience et plus on sent, à l’écoute d’autres musiciens, les affinités et les complémentarités qui peuvent naître de ce type de rencontre. Nos besoins mutuels de rester en mouvement nous ont, je pense, pousser les uns vers les autres. La musique de JASS est un nouveau pont que nous construisons ensemble.
LF : Qui écrit la musique? Il semble que les séquences écrites ont été improvisées collectivement avant d'être figées en thème... Vous étiez-vous fixé des contraintes, des règles? Comment est géré l'écrit et l'improvisé ?
AD : L'écrit chaque fois génère l'improvisé. Nous n'avons pas expérimenté le processus inverse. Ce groupe est absolument collectif alors chacun peut y apporter de la matière. Chaque morceau reste marqué par l'esthétique de son compositeur, nous n'essayons pas de brouiller les pistes. Néanmoins nous espérons que la force d'un son de groupe reconnaissable confère à notre répertoire une cohérence globale.
SB : Le disque a été enregistré à mon insu !!! Je pensais avoir plus de temps pour amener des compositions adaptées au quartet. Mais c’est l’enregistrement de notre deuxième répétition qui s’est transformé en disque, ce que nous n’avions pas prémédité, je n’ai donc rien signé dans ce disque. Les compositions sont très limpides dans l’organisation des fonctions et des interventions de chacun. Si l’écoute peut laisser entendre que l’improvisé découle de l’écrit c’est que nous aimons partir de l’identité de la composition, de sa nature, de ses modes de jeux et de sa forme pour développer des solos en cohérence. Personnellement, je cherche à faire sonner des compositions, des formes.
LF : La musique est très dynamique, dansante, même « tribale ». Fait-elle référence aux racines du Jazz, l’Afrique ?
AD : Nous ne parlons pas de cela explicitement. Il est toutefois évident que l'aspect pulsatif de cette musique, qui prend ses racines dans la musique africaine, est essentiel pour chacun de nous. Quels que soient les chemins improvisés que nous prenons, le souci du groove et de la mélodie reste me semble-t-il toujours présent pour chacun.
SB : En tout cas, il y a certainement une référence à ce qui nous construit comme musicien de jazz. Il semble que nous partagions tous les quatre ce rapport ludique à la pulsation et à ses multiples déclinaisons. C’est aussi un orchestre à tambours plus trois instruments à la tessiture grave, ça peut faire trembler le sol !
LF : Un groupe sans instrument harmonique (piano, guitare...) ne fait-il pas plus facilement émerger une musique collective ?
AD : Pas nécessairement, mais il induit des modes de jeu collectif, et permet de forger rapidement un son de groupe identifiable et personnel. Même si de grands groupes sans instrument harmonique font aujourd'hui partie des références de cette musique.
SB : L’aspect collectif est aussi accentué par nos échanges incessants dans les registres afin de ne pas rester cantonné à celui des graves dont je parlais précédemment, dans l’entretien des rythmiques, des textures ou des harmonies. Ces croisements et ces interactions seraient possibles avec un instrument harmonique, mais aucun de nos instruments ne permet à lui seul d’assurer tout cela, c’est donc le groupe dans son entier qui s’en empare naturellement.
LF : John Hollenbeck, dans d'autres projets, tu as intégré la voix - j'ai noté dans ton Claudia Quintet Kurt Elling et Theo Bleckmann, deux chanteurs très différents : comment travailles-tu avec eux?
John H.: Beaucoup de gens disent que la voix et la batterie sont les instruments premiers. Ce sont des instruments simples et intimement liés à notre corps. Donc c'est une longue histoire qui les relie. Je travaille avec Theo depuis 20 ans, nous avons la même façon de concevoir la musique donc nous n'avons pas de problème pour mettre nos instruments respectifs au service de notre esthétique commmune. Nous parlons la même langue! Dans le cas du projet CQ Kenneth Patchen, Kurt n'a pu enregistrer qu'une voix parlée (sa spécialité!) sans le groupe pour des questions d'organisation, alors j'ai fait des arrangements à partir de son enregistrement et le quintet a enregistré sur sa voix. Theo a pu être présent pendant la session d'enregistrement, du coup il a joué le rôle du chanteur traditionnel pur ce projet.
Je vais bientôt sortir un deuxième album avec Theo and Kate Mc Garry qui est une chanteuse très profonde et inspirée. Et mon principal lien avec les vocalistes est dû à l'Ensemble de Meredith Monk dont je fais partie depuis presque 20 ans. (C'est Theo, qui en fait partie, qui m'y a amené). Il s'agit surtout d'un ensemble vocal avec quelques instrumentistes qui eux-mêmes chantent parfois. Mais la façon qu'a Meredith de travailler la voix n'est pas traditionnelle, c'est très personnel, c'est très beau. Je pense que j'ai appris beaucoup en travaillant avec elle et ses musiciens.
LF : Pensez-vous comme Witold Gombrowicz que « l’artiste est un mouton qui se sépare du troupeau » ?
AD : ça c'est une question facile;-).
Je pense que l'artiste a cette faculté - qui lui confère aussi un devoir - d'être au bord de la société. C'est à dire de faire partie du troupeau tout en étant vigilant de ne pas y perdre sa singularité, de garder un point de vue extérieur. C'est en cela en tout cas que l'artiste est essentiel à l'équilibre d'une société, que son regard peut mettre en lumière et en perspective l'état des choses et des gens à une époque donnée. Personnellement j'aime bien ne pas séparer les fonctions « entertainment » et sociétale de l'artiste. Je souhaite pouvoir être lu à plusieurs degrés : donner à réfléchir, communiquer une émotion intime donnant naissance à réflexion, introspection ou échange, mais aussi faire sourire et danser.
SB : Je suis musicien, je joue à 99,9% du temps en groupe, et nous avons parlé depuis le début de cet entretien de pratique collective. Je peux difficilement me mettre dans la peau d’un écrivain car nos pratiques, nos modes de vie sont très éloignés. Les troupeaux que je me suis donné les moyens de choisir respectent ma singularité, il me poussent même à la développer. J’aime l’idée qu’il n’y a pas de chien de berger pour m’empêcher d’aller vers d’autres troupeaux. Peut-être que de cette manière et grâce à nos travaux nous participons à tisser des liens, à créer du commun, de la réflexion, du mouvement ou des équilibres entre des grappes de sociétés, dans des géographies différentes ? Je veux croire que je participe à cela.
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