LF : Ornette Coleman et Eric Dolphy sont les deux musiciens à qui tu rends hommage dans ton projet. Peux-tu en quelques lignes nous parler de leur influence dans le jazz ?
MN : Contrairement à Miles Davis, John Coltrane, Bill Evans ou Charlie Parker, Ornette Coleman et Eric Dolphy n’ont jamais véritablement fait école. C’est aussi le cas de Thelonious Monk. Pourtant leur influence dans le Jazz est paradoxalement reconnue comme « exemplaire ». Je pense que c’est l’originalité et l’authenticité de leur parcours qui constituent le fond même de leur influence. Leurs thèmes sont d’une force incroyable et leurs improvisations sont parmi les plus construites et les plus expressives du jazz moderne. Aujourd’hui, beaucoup de musiciens jouent d’ailleurs dans cette veine un peu atonale et distordue dans le son, comme l’ont institué les musiciens de Free Jazz dans les années 60. Cependant, si on fouille le contenu de la musique de nos deux génies, on découvre deux styles totalement cohérents, complexes et pratiquement inimitables.
LF : Qu'est-ce qui te paraît toujours actuel dans la musique de ces deux grands créateurs du jazz, et donc susceptible de parler aux plus jeunes, musiciens public compris ?
MN : Je pense que c’est leur liberté de ton et leur audace. D’ailleurs c’est bien la caractéristique de tous les chefs d’œuvre, quelle qu’ait été l’époque qui les ont vu naître. Il est certain que les non-initiés et les initiés qui n’aiment pas, sont nombreux. Ce ne sont pas des musiques qui flattent le besoin d’être rassuré ou bercé. Je pense que c’est justement parce que ce sont des musiques qui réveillent la part de révolte qui heureusement existe chez chacun d’entre nous qu’elles ont une grande importance. Ne dit-on pas « beau comme la révolte » ?!
LF : Après avoir attentivement écouté ton disque, nous avons ressenti une envie de votre part de vouloir rester plus dans une couleur traditionnelle. Est-ce aussi pour faire le lien entre ces 2 musiciens que sont Coleman et Dolphy qui jouaient eux souvent avec des rythmiques plutôt droite, conservant ainsi la pulsation chez la rythmique de Coleman et la pulsation et l’harmonie chez Dolphy, pendant que leurs propres discours en tant que solistes pointaient déjà une couleur avant-gardiste ?
MN : C’est vrai, Ornette et Dolphy ont toujours été remarquablement servis par des sections rythmiques traditionnelles. Mais il y a par exemple dans « Lonely Woman » ou « Sadness » (je parle des versions créées par Ornette) une distorsion du tempo qui est totalement originale, car elle est à la fois spontanée, et en même temps parfaitement maîtrisée. Cela dit, je n’ai pas choisi de me placer dans une attitude avant-gardiste. D’abord parce qu’au fond je suis un musicien qui aime aussi les choses simples. Et puis ce n’est pas parce qu’on ajoute de l’avant-garde à l’avant-garde qu’on obtient doublement de l’avant-garde. J’ai cherché au contraire à m’appuyer sur ce qui était le plus proche de ma sensibilité pour construire des propositions que j’espère intéressantes. Si de plus elles apparaissent aux yeux du public comme étant quelque peu originales et porteuses d’avenir, alors je serai totalement récompensé !
LF : Penses-tu que la musique de Dolphy et d' Ornette, novatrice en son temps, est encore dérangeante de nos jours comme elle a pu l'être à son époque ?
MN : Aujourd’hui , en tout cas dans les cercles « cultivés», plus rien n’est dérangeant ! Tant mieux. En effet je suis beaucoup plus intéressé par l’idée que l’art opère de façon lente et subliminale. Ce n’est qu’après coup que l’on peut évaluer les changements profonds que les œuvres d’art ont favorisé au niveau de la compréhension et de la marche du monde.
LF : Comment as tu choisi les morceaux que tu reprends dans ce sextet et comment as tu abordé l'arrangement ?
MN : Pour ce CD j’ai d’abord écouté ou réécouté de façon exhaustive tous les enregistrements que j’ai pu trouver. J’ai aussi lu de nombreuses analyses théoriques ( merci Vincent Cotro et Laurent Cugny !) et aussi des biographies relatives à nos deux héros. J’ai certainement choisi les morceaux qui me paraissaient les plus faciles à aborder, mais surtout ceux qui me touchaient particulièrement, sans pouvoir analyser cela de façon précise. Puis j’ai mis en œuvre tout un jeu de construction avec toutes sortes de matériaux et avec un plan en perpétuelle modification : contrepoint, voicings, réharmonisations, extrapolations rythmiques, citations, recyclages, etc. Tout a été prétexte non seulement à rendre hommage, mais surtout à chercher des « conséquences » dignes d’intérêt et pouvant aussi me surprendre moi-même. Ornette et Dolphy sont de vrais labyrinthes, mais des labyrinthes accueillants dont on n’est pas pressé de sortir, sauf quand il faut concrétiser auprès du public, mais ça c’est une autre histoire !
LF : Il y avait chez Eric Dolphy une forme d'urgence musicale, (peut-être de par sa maladie le diabète) qui l'a certainement conduit à aller très vite au cours de sa carrière. En ce sens sa musique ses interprétations, et surtout ce qui s'en dégageait « Out To Lunch, Far Cry, » semble pour moi impossible à restituer. Je ne pense pas non plus que c'était ton but. Mais alors comment t'y es tu pris pour appréhender t'approprier, triturer cette musique qui pour moi représente un des sommets de la créativité musicale dans le jazz ?
MN : J’avoue que ce qui demeure pour moi n’est pas l’aspect tragique de la mort prématurée d’Eric Dolphy. Rimbaud avait lui-même tout dit à dix sept ans, et ce qui compte c’est ce que l’un et l’autre nous ont légué. Lorsque Picasso a peint, en de multiples versions du reste, « le déjeuner sur l’herbe », il s’est inspiré de Manet, mais il a fait du Picasso. A mon modeste niveau, il s’est agi d’une démarche que je ressens comme assez proche. Je n’ai pas cherché d’ailleurs à « triturer » la musique de Dolphy, avec tout ce que ce mot peut véhiculer de souffrance ou même de ressentiment inconscient vis à vis du modèle. Encore une fois je me sens lié fraternellement à ces deux zigues qui ont su rester eux-mêmes dans leur perpétuelle quête du mystère de la musique !
LF : En dehors de ces deux musiciens, quelles sont tes autres influences musicales voire extra-musicales ?
MN : Absolument tout le Jazz a eu une influence sur moi, et je rends grâce à tous ces musiciens géniaux qui y ont inventé et apporté tant de beauté. Mais je dirais la même chose pour le Rock, la Musique classique ou contemporaine. Par ailleurs je lis énormément, et je vais aussi beaucoup au cinéma et parfois aux expositions. Je citerai quand même quatre personnalités que je place très haut dans mon Olympe personnel : Miles Davis, Pablo Picasso, Victor Hugo et Stanley Kubrick !
LF : Aujourd'hui ça va très loin dans le piano jazz c'est la course au sein du vivier des jeunes pianistes de plus en plus virtuoses. Quel conseil tu donnerais aujourd'hui à un jeune pianiste qui veut jouer du jazz ?
MN :Je lui dirais avec Monk : « Play your own shit ! »
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