LF : D’où vient le nom de « Heliopolis » et comment est né ce projet?
AG : Heliopolis est un quartier du Caire où je suis née. C’est originellement la ville de Rê, symbole solaire chez les anciens Égyptiens.
Ce projet est né de l’évidence de trois rencontres. J’ai rencontré Dré Pallemaerts, Nelson Veras et Jozef Dumoulin en 2005. Dré quand j’étais élève au CNSMDP. Nous avons commencé à jouer ensemble peu de temps après notre rencontre. Je me rappellerai toujours cette sensation incroyable que j’ai ressentie quand j’ai joué avec lui la première fois. C’était comme de surfer sur de grandes vagues de son. Comme si finalement tout ce qu’on jouait n’avait plus aucune importance, juste être dans un flux constant. C’était magique. Je ne comprenais pas du tout son jeu à l’époque, mais le besoin de jouer avec lui s’est fait sentir comme une évidence. « L’alchimie des êtres », sans aucun doute, comme disait Jean-Louis Barrault. Chacun des trois musiciens de ce quartet m’a aidée à « devenir » qui je suis. Nous cherchions la meilleure configuration possible pour jouer avec Dré et il m’a conseillé d’appeler Jozef Dumoulin. Ce dernier habitait alors encore en Belgique à cette époque et il est venu pour faire deux concerts de suite en trio dans le club « La Fontaine », il jouait du fender rhodes. C’était incroyable ! À nouveau, perte de repères musicaux, je crois que les rencontres très fortes me font toujours cet effet, mais découverte d’étendues nouvelles, de textures, un autre espace-temps, un autre phrasé, une tout autre façon de respirer. Nous avons fait plusieurs concerts tous improvisés, aussi au Duc des Lombards, et l’énergie circulait de façon étonnement fluide entre nous. C’était une vraie joie pour moi de me retrouver dans cette « boule de son ». Je venais juste de rentrer des Pays-Bas, où mon ami contrebassiste Brice Soniano m’avait beaucoup parlé de Nelson Veras, avec lequel il jouait régulièrement. J’étais donc très intriguée d’aller l’écouter un soir au Sunset avec son quartet de l’époque (Magic Malik, Harmen Fraanje et Stéphane Galland). Et puis nous avons fait une session ensemble, et là aussi, c’était tout à fait magique. Je ne saurai pas expliquer très clairement avec des mots, mais jouer avec Nelson, c’est un peu comme flotter sur un nuage. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, et j’ai appris énormément de son phrasé, de ses harmonies multicolores et de sa façon de décomposer le temps. Je le sens très proche de moi dans le son, je sais que nous pouvons aller n’importe où musicalement, j’ai une confiance absolue en lui. Nous avons tissé, avec chacun de ces trois musiciens, bien des fils invisibles au fur et à mesure des années. Ils font désormais partie de mon son et de ma façon de penser.
LF : Plonger dans l’univers de ta musique demande une oreille attentive, elle me paraît se caractériser par son minimalisme, c'est du moins mon ressenti. Alexandra, peux-tu nous parler de ta recherche musicale au travers de ce répertoire, à la fois très écrit et très libre ?
AG : J’ai composé cette musique en 2007 et 2008. Overseas a été écrit au Canada, à Banff, toute la suite Khamsin à Paris. Elle a tout d’abord été jouée par des musiciens que j’aime beaucoup ; Jeanne Added (voix) Joachim Florent (contrebasse), Nelson et Patrick Goraguer (batterie).
Nous avions fait un concert aux Disquaires, je me souviens. C’était très bien, puis le temps a passé, et c’est devenu une évidence de jouer ce répertoire avec Nelson, Dré et Jozef.
Le compositeur russe Victor Kissine m’avait dit un jour que composer équivaut à tirer un fil, et prendre ce qui vient avec. Je me sens très proche de cette vision. Je ne sais jamais ce qui va venir. Quand j’ai composé ce répertoire, c’était un pas important. Cela faisait longtemps que je n’avais rien écrit, et je me suis dit que c’était le bon moment. Je sentais que je portais de nouvelles structures, plus longues, différentes de ce que j’avais composé jusqu’alors. J’ai mis à jour Khamsin II en 2012. Les canevas harmoniques y sont bien présents, de longues structures où chacun évolue au gré de ses envies. Minimalisme peut-être dans le côté essentiel du geste. Chaque étape est une nécessité. Arriver à ces évidences me prend de nombreuses années. Donc peut-être que finalement, c’est le fait d’être centrée qui crée une forme de minimalisme. Ma musique est un espace dense et riche de mille expériences. Dragons en exprime la quintessence.
LF : Qu'est-ce qui change dans un quartet sans basse, sans contrebasse ?
AG : Le fait qu’il n’y ait pas de contrebasse ou de basse dans ce groupe est un hasard. Je ne choisis jamais les musiciens avec lesquels je travaille en fonction de leurs instruments. Ou du moins, ce n’est pas encore arrivé jusqu’à présent. Ce qui me bouleverse chez eux, c’est leur vision, leur pensée, leur son. Ils me permettent de m’ouvrir à des étendues plus vastes, ils me donnent plus de liberté par le seul fait qu’ils sont chacun porteurs d’un monde unique et singulier. Ils regardent le prisme depuis différents endroits. Pendant plusieurs années, j’ai cherché le contrebassiste idéal pour jouer ma musique, qui ferait la paire parfaite avec Dré. Mais j’ai découvert que nous attendions des choses opposées, Dré et moi vis-à-vis de cet instrument. Dré joue beaucoup de polyrythmies, il envoie des vagues qui se décalent. Du coup, il préfère un contrebassiste qui joue assez droit. Et moi, je préfère un soliste « ovni ». J’ai donc fini par assembler le trio Dré - Jozef avec Nelson, et c’était exactement l’alchimie dont j’avais besoin pour cette musique-là. Dans mon trio avec Emmanuel Scarpa et Antonin Rayon, il n’y avait pas de basse non plus, et dans mon nouveau groupe Naga, non plus. J’adore les contrebassistes et bassistes, notamment travailler avec Bruno Chevillon dans l’ONJ est une source constante d’émerveillement. Mais il y aussi eu dans le passé et aussi dans le présent ; Manolo Cabras, Jean-Jacques Avenel, Benjamin Duboc, Joëlle Léandre, Thomas Morgan, Claus Kaarsgaard, Thierry Mariétan, Gary Peacock… et bien d’autres ! Tous ces gens comptent beaucoup pour moi au sein d’autres groupes.
Travailler sans contrebasse dans ces groupes où il y a beaucoup de trames rythmiques complexes, c’était aussi apprendre l’indépendance. Ne pas se reposer sur la basse pour pouvoir entrer plus en communication avec les autres musiciens. Il n’y a donc plus de hiérarchie dans le groupe. Chacun est soliste, chacun marque ou ne marque pas la structure. Il y a une grande confiance dans ce groupe, c’est assez extraordinaire. On ne se demande pas qui se trompe, on se rattrape selon les espaces que la musique propose. C’est une des choses que m’a apprise Nelson quand nous nous sommes rencontrés, lors d’une de ces innombrables sessions de travail : « ha excuse-moi, je me suis encore trompée ! « - Mais ce n’est pas important, non ? On continue ? « Voilà, tout simplement, avec le sourire, une leçon de maître. Dré aussi m’en a parlé le premier jour de notre rencontre. La joie de jouer ensemble l’emporte sur tout. Nous travaillons beaucoup pour aiguiser nos sens, décupler notre liberté, être à l’écoute de mille manières différentes, accueillir, donner, sculpter le son, mais nous prenons tellement de risques, que nous avons besoin d’une grande bienveillance envers nous-mêmes et nos compagnons de route. Savoir écouter sans nécessairement comprendre sur le moment ce que fait l’autre, mais grandir en intégrant les avancées de chacun et en livrant ainsi, la fragilité et la force de notre propre recherche.
Alors nous avons pris cette habitude de prendre des risques ensemble, et de nous rattraper au vol au besoin. En mettant de côté les jugements de valeur sur ce qui se passe, juste profiter de cet espace commun et expérimenter chacun, et tous ensemble. Maintenant quand je joue avec des bassistes, je profite encore plus et je me sens plus libre d’écouter véritablement ce qu’ils font en dehors de ce que je joue.
LF : On sent dans ta musique une singularité, une volonté de ne pas céder à l'entendement général, à la facilité, un engagement artistique avant tout. N'est-ce pas difficile aujourd'hui de tenir ce cap ?
AG : Oui c’est dur d’être soi-même ! Mais faire un métier aussi difficile pour faire des compromis, cela serait vraiment dommage ! L’engagement artistique serait donc plutôt dans le fait d’oser assumer de là d’où je viens dans toute sa pluralité et les désirs qui me portent. Je crois que la singularité est le résultat de toutes ces rencontres et personnes avec lesquelles j’ai étudié. J’ai parfois joué avec des chapelles extrêmement opposées, et en France, cela peut être difficile de n’appartenir à aucune boîte. J’aime jouer avec les musiciens qui me touchent, peu importe leur musique et leur origine. Être en accord avec soi-même, ou même accepter ce qui est là aujourd’hui avec ce que cela inclue de doutes et d’incertitudes, c’est peut-être cela le véritable engagement pour moi. Ne pas savoir où vont les choses, vers lesquelles les musiciens emmènent la musique. J’ai besoin de travailler avec des musiciens pour lesquels je ressens une forme d’évidence. Ce sont aussi toutes ces merveilleuses collaborations qui m’aident à continuer, qui me nourrissent et fabriquent ce chemin et cet engagement artistique. Il découle naturellement de mes rencontres et amitiés de longues dates, mais aussi des chocs que je peux avoir aujourd’hui en écoutant tel ou tel musicien. Je suis aussi portée par ce que Peter Brook appelle un « obscur pressentiment ». Je sens une nécessité très forte quand je monte un orchestre, et c’est cet instinct qui me pousse à surmonter les obstacles, et à croire en ces alliages de sons qui se forment dans ma tête. J’ai la chance d’être émerveillée par les musiciens avec lesquels je partage la scène aujourd’hui. Ils me donnent des ailes.
LF : Dans le dernier titre de l’album, il y a plusieurs minutes de silence, peux-tu nous expliquer pourquoi ?
AG : Après le Smile de Charles Chaplin, il y a une « gost track ». Comme pour le moment, le disque n’est pas encore sorti en physique, cela fait un drôle d’effet !
La piste cachée est une interprétation d’un thème que j’ai composé en 2003 Mélodie pour João. Il existe une autre version dans mon disque Owls Talk , en trio avec Lee Konitz et Paul Motian. Je n’avais pas prévu d’enregistrer ce morceau avec Dragons, mais je sais que les musiciens l’aiment bien, donc je l’avais pris en plus, et j’ai trouvé cette version très belle, j’avais envie qu’elle soit aussi dans ce disque, comme un marqueur, un pont invisible entre différents moments de vie, une forme de pérennité aussi, ou plus exactement d’intemporalité en constante métamorphose.
LF : Comment te représentes-tu la musique quand tu la composes? Cela relève-t-il plutôt d'une narration, d'un tableau non figuratif, d'une sensation physique, ou toute autre(s) chose(s)?
AG : Pour moi la musique peut naître d’une émotion liée à une rencontre, à des pensées qui prennent forme en sons. Cela peut aussi venir d’une sensation physique, qui pourrait être ainsi en lien avec une représentation abstraite. L’idée peut venir de n’importe quoi. Mais je sais que la musique coule à partir du moment où le cerveau s’arrête, et qu’il n’y a plus de jugements sur ce que je suis en train de faire. Cela pourrait être un état de grâce, pas dans le sens d’être « traversé par le divin », mais plutôt où les choses se laissent vivre tel qu’elles surgissent. Après, ou avant, je peux aussi y intégrer des systèmes rigoureux qui dirigent l’écriture et l’improvisation vers de nouvelles limites. L’écriture est pour moi un alliage d’instinct et d’analyse intellectuelle. Mes compositions se nourrissent des façons de penser des artistes qui m’inspirent, et de l’étude de divers systèmes d’improvisation et d’écriture. C’est la synthèse de tout ça qui passe à travers un prisme émotionnel. Mais parfois, une composition peut aussi découler d’un état de fait, d’un événement, ou de rien du tout. Il n’y a pas de règles.
LF : Il y a quelques années tu as enregistré avec Lee Konitz, Paul Motian et Gary Peacock, trois monstres sacrés du jazz. Était-ce une simple occasion à ne pas rater ? Y a-t-il eu une bataille pour les avoir ? Quoi qu'il en soit j'ai le sentiment que tu vas chercher l'indicible, la poésie, l'improbable en musique, la magie en quelque sorte ?
AG : Cette rencontre est née d’une blague avec le producteur Gérard Terronès dans un café. J’avais déjà rencontré Lee, et il m’avait présentée à Paul Motian. Paul m’avait invitée à jouer avec son groupe un soir au Village Vanguard, mais, comble de malchance, je n’avais pas mon saxophone avec moi. Donc, j’avais déjà raté la première occasion ! Lee et Paul ont rapidement dit oui, pour Gary il a fallu attendre un peu plus. Je répétais en Belgique avec le pianiste Pierre de Surgères quand j’ai reçu un coup de téléphone de Charlie Haden. Paul lui avait donné mon numéro. Charlie me proposait de participer au disque, moment assez invraisemblable ! Le même jour, Gary a répondu, et du coup il a fallu dire non à Charlie Haden, ce qui était très délicat. Mais j’étais très heureuse que ce soit Gary.
Une occasion à ne pas rater, sans aucun doute, pas une bataille, mais plutôt un moment de grâce, une extraordinaire gentillesse de leur part, un moment de transmission magique, et surtout, trois vraies rencontres bouleversantes et magnifiques.
Oui, c’est vrai, je cherche ce qui va au-delà des mots, ce que je ne connais pas, avancer avec le plus de travail et d’études possibles, mais toujours vers l’inconnu, vers de nouveaux territoires. Une forme de dépassement de soi-même par la relation à l’autre, ce que l’autre nourrit, et fait grandir. Comme si dans chaque rencontre, il y avait quelque chose de soi-même, qui se révèle grâce à la personne qui se trouve en face. Je crois beaucoup que tout le travail solitaire du musicien nourrit ensuite le partage avec les autres, ouvre les portes à des échanges profonds, avec ou sans paroles. C’est incroyable, quand on rencontre un ou une musicienne du « même sang », c’est comme si on agrandissait la famille, et cela, indépendamment des générations, des styles, des mondes musicaux ! Cela rassemble de la famille aux quatre coins du monde, c’est chaleureux et ça donne de l’énergie pour continuer de progresser. Donc, oui, je cherche une magie des rencontres, pas dans le sens abstrait du terme, mais c’est tout le sens de cette musique, cela donne du sens à la vie, au chemin, de la joie tout simplement.
LF : Le disque « Heliopolis » n’est sorti qu’en numérique, est-ce un choix délibéré ou bien simplement une difficulté à trouver un distributeur ?
AG : Le label Aparté, distribué par Harmonia Mundi a enregistré « Heliopolis ». Deux mois avant la sortie du disque, le producteur m’a mise devant le fait accompli, il n’avait plus l’intention de le sortir alors que le concert de sortie était déjà organisé. J’ai donc trouvé une solution de repli dans le label numérique sur lequel se trouve le CD actuellement.
Je souhaite profondément pouvoir le sortir prochainement sur un label physique pour qu’il vive sa vie de disque, et que nous puissions en vendre pendant les concerts.
Je crois au numérique, mais je crois encore au disque ou support physique.
Pour la transmission de notre travail, un disque traverse le temps, on le trouve sur des étagères dans différents pays, j’adore ce petit objet qui crée du lien avec le public et entre les musiciens.
Donc, on peut dire que c’est un choix par défaut pour le moment.
LF : Tu joues actuellement dans l’ONJ (l’orchestre national de Jazz). Peux-tu nous parler de cette expérience ?
AG : Oui, c’est une équipe inouïe de musiciens merveilleux. Je suis heureuse de partager cette aventure avec eux et d’interpréter la vision artistique de son directeur Olivier Benoît. J’apprends beaucoup, j’adore écouter les solos de toutes ces « têtes chercheuses » qui n’en finissent pas de questionner, tourner, retourner le matériel donné pour en explorer toutes les ramifications possibles. C’est très inspirant. Dans cet orchestre, il n’y a pas de problèmes d’ego, chacun donne le meilleur de soi-même, et apporte de l’eau au moulin. Olivier a réussi la prouesse de réunir une équipe de gens complémentaires, et aux identités multiples. En tant qu’artiste, chaque rencontre forte est précieuse et donne de l’énergie plusieurs jours après avoir joué. Elles sont fertiles et rares ! Avec l’ONJ, curieusement, ce sont dix rencontres d’un coup…
Les projets en cours sont passionnants, et j’admire le courage et la droiture de notre chef d’orchestre. Je suis ravie d’être au service de sa vision qui correspond à ce que je porte profondément en moi. Olivier Benoît est un unificateur de mondes, quel bonheur de partager cette liberté intérieure avec lui et chacun des musiciens qui forment « l’âme groupe » de cet orchestre, comme dirait Fabrizio Cassol…
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