LF : À propos de ton phrasé et de ton vocabulaire, tes influences viennent-elles majoritairement de clarinettistes, ou pourrions-nous citer d'autres musiciens tels que Brandford Marsalis, Joe Lovano, Lee Konitz ou d'autres?
TS : Effectivement, j'ai fait quinze ans d'études de clarinette classique, mais je suis passé par le saxophone pour jouer du jazz. J'ai donc beaucoup écouté Lester Young, Charlie Parker, Dexter Gordon, Benny Golson, Sonny Rollins, Wayne Shorter et... John Coltrane bien sûr. Mes influences majeures sont donc des saxophonistes, et elles transparaissent dans ce que je joue à la clarinette basse. Si je me sens véritablement proche d'un clarinettiste, c'est de Jimmy Giuffre.
Eric Dolphy m'a marqué également : mais il est à tout point de vue si singulier que je n'oserais pas revendiquer son influence. Et puis il y a mes prédécesseurs français, Portal, Sclavis, Di Donato, qui m'ont fait aimer le son de cet instrument. Je vais d'ailleurs bientôt travailler avec Sclavis et j'en suis très heureux : nous abordons l'improvisation par des biais très différents, et l'idée d'avoir un « miroir » si déformant m'intéresse énormément !
LF : Peux-tu nous parler du timbre de la clarinette basse, de ce qui te séduit dans sa spécificité, dans les possibilités qu'il offre, les climats et l'imaginaire qu'il t'inspire ?
TS : La clarinette basse possède une tessiture vertigineuse de plus de quatre octaves. Elle permet toutes les variations dynamiques, et possède une large gamme de couleurs. En fonction du timbre, de la nuance et de la hauteur du son que l'on produit, on peut faire mille choses, du très grave au suraigu, du timbré le plus clair au velouté du détimbré (qui n'est pas sans me faire penser à la tradition du saxophone ténor), et... du piano quasiment imperceptible à un fortissimo proche de la puissance du saxophone. Le tout avec une chaleur boisée de violoncelle.
Je connais bien le saxophone et j'en joue avec plaisir ; il a été l'instrument par lequel j'ai abordé cette musique, mais restera toujours un instrument d'adoption. Alors que la clarinette basse est pour mes idées de compositeur et d'improvisateur le prolongement le plus naturel, le plus direct. C'est ma voix, c'est ma voie !
LF : Peux-tu nous parler de la conception musicale de ton disque « French Suite » et de la réaction des médias au moment de sa sortie?
TS : Bien avant d'enregistrer French Suite, j'aimais la formule du trio. Et son exigence. J'ai écrit French Suite d'une traite ou quasiment, après avoir écouté Scott et Bill sur scène et sur de nombreux enregistrements, et en utilisant mon expérience de leader en trio (au saxophone puis à la clarinette basse). Des morceaux relativement simples à mettre en place (trois heures de répétition la veille à Manhattan, puis deux jours de studio à Brooklyn).
Et j'ai voulu jouer une musique qui me permette de m'affranchir des « travers » de mon instrument, en jouant un peu à contre-courant : la clarinette basse est souvent utilisée pour sa douceur, con côté rêveur un peu lointain, ce climat nostalgique qu'elle génère ; ou bien elle est souvent utilisée tout en force dans le free (attention cela dit, toute généralité souffre des exceptions !).
Pourquoi ne pas lui donner des couleurs plus claires, plus incisives, pourquoi ne pas la pousser dans ses retranchements sans pour autant sortir d'une certaine idée stylistique ? Le résultat a correspondu à mes attentes: un son très marqué par le classique, un environnement volontairement assez jazz au sens américain du terme (tant qu'à jouer avec ces musiciens-là...), un côté free aussi, et surtout la recherche de l'énergie et de l'implication qui feront éclater un décor trop contraignant s'il n'est bousculé !
La réaction des médias a été unanimement positive, je dois le dire.
LF : Peux-tu nous parler de tes deux compagnons Stéphane Kerecki et Fabrice Moreau ?
TS : J'ai connu Stéphane au CNSM ; il était un contrebassiste purement enraciné dans la tradition, et il a rencontré Jean-François Jenny-Clark qui lui a dit de régler ses comptes avec l'apprentissage du langage des maîtres, de garder le son, la maîtrise, le tempo, et de faire son chemin. Aujourd'hui Stéphane est un grand contrebassiste, compositeur et chef de projet (écoutez son dernier disque avec John Taylor !). Nous avons énormément joué ensemble avec Steve Potts, il était sur Archipel, mon premier album... On a plus de quinze ans de route commune.
Fabrice et moi avons collaboré sur beaucoup de projets également : chez Vincent Artaud, avec Arnaud Rebotini / Black Strobe (je jouais du rock à la basse électrique), avec Pierrick Pédron... Fabrice est un batteur étonnant, venu tardivement au jazz, dont il a assimilé les fondamentaux à la perfection en très peu de temps. Et lui aussi suit son chemin avec détermination.
Nous jouions en trio bien avant ce disque new-yorkais ; aussi sur scène ne sont-ils pas des faire-valoir qui remplacent une rythmique de stars indisponibles, mais des compagnons précieux avec qui je partage ma vie. Et la musique ne cesse d'évoluer au fil des concerts.
LF : Dans le contexte électoral et médiatique actuel, quelles seraient tes critiques, revendications et suggestions en terme de politique culturelle vis-à-vis des institutions publiques ?
TS : Ma première revendication serait celle de changer de... président de la république.
Et ensuite de repenser en profondeur une politique culturelle existante mais pas toujours efficace. Il y a tant de festivals en France, et si peu d'occasions de s'y produire pour les musiciens français. La scène est foisonnante, les talents nombreux. Au-delà des impératifs absolus de rentabilité, il serait profitable de mélanger les musiciens dans les programmations pour amener le public à découvrir tout ce qui se passe dans les studios de répétition...
Il y a grosso modo deux types de festival : « block buster » et « d'art et d'essais ». Une sorte d'entre-deux où tout le monde se retrouve ?
Et puis... un peu plus de pratique musicale COLLECTIVE dans les écoles ferait une grosse différence, et amènerait inévitablement plus de gens dans les salles de concert.
Merci et rendez-vous le dimanche 11 décembre à 16h30.
La Fabrica'son, Maison de la Vie Associative, 28 rue Victor Hugo, 92240 MALAKOFF, Tél. 01.55.48.06.36, email : coordination.fabricason@gmail.com