Jerry Bergonzi et Dick Oatts répondent à nos questions
LF : Dans votre dernier album "SAXOLOGY", le répertoire est partagé entre Dave Santoro et vous Dick. Comment cette formation est-elle née ?
DO : Jerry, Dave et moi avons tourné ensemble pendant les 20 dernières années. Dave a décidé de nous appeler, Jerry et moi, car il pense que nos styles sont tout à fait complémentaires. J’en suis heureux. J’ai un énorme respect pour Jerry.
LF : Jerry Bergonzi, aux Etats-Unis comme dans le reste du monde, on peut parler aujourd'hui d'un réservoir considérable de bons et talentueux musiciens; on n'aurait sans doute pas assez d'une vie pour jouer avec tout ce monde... Alors, comment se fait le choix de jouer avec un tel plutôt qu'avec l'autre? Qu'attendez-vous d'un musicien avec qui vous avez décidé de jouer ou d'enregistrer?
JB : Il y a beaucoup de musiciens partout dans le monde et je ne pourrais pas les connaître tous. Je choisis ceux que je connais et j’attends d'eux qu'ils connaissent le langage du jazz, ensuite je veux pouvoir créer un vrai groupe ( sans "prima donna" ).
LF : Pouvez-vous nous parler des qualités de Dave Santoro et d'Andrea Michelluti?
JB : Ils savent comment jouer derrière moi sans que j'ai besoin de leur dire. Ils me permettent de bien jouer.
LF : L'absence de piano dans votre projet est un choix assez radical. Est-ce pour nous faire mieux entendre toute la quintessence du son du saxophone ? ou y a-t-il une autre raison ?
JB : Même si je joue du sax, je couvre un grand espace harmonique. Je me sens comme un pianiste, donc je n'ai pas besoin d'un deuxième pianiste dans le groupe. Et puis je n'ai pas les moyens d'engager Herbie Hancock...
DO : On a choisi de ne pas utiliser le piano à cause de la musique qu’on a écrit et pour "emphatiser" nos sons. Jerry et moi jouons une harmonie très dense et le fait d’avoir Dave comme seule base ça nous suffit. Ça nous donne plus de chances d’interagir.
LF : Dans vos échanges, Dick et Jerry, nous vous sentons vraiment proches sur les choix esthétiques de votre musique. Vous est-il parfois arrivé d'avoir, ou de prendre, trop d'influence l'un sur l'autre?
JB : Oui tout-à-fait, quand on joue ensemble Dick m'inspire beaucoup, c'est mon altiste favori aujourd'hui.
DO: Je pense que Jerry et moi avons la même passion pour détailler les progressions et nous utilisons une approche mélodique pour l’exprimer. Notre direction rythmique fluctue et coule, et c’est un énorme plaisir pour moi de pouvoir m’exprimer à côté d’un si excellent musicien; il me permet de donner le meilleur de moi-même.
LF : Jerry, dans ce projet vous êtes accompagné par une rythmique très ancrée dans la tradition. Or votre jeu rythmique et mélodique semble plus complexe et plus moderne comme le faisait à une période Eric Dolphy. Ressentez-vous le besoin de creuser encore ce lien avec certains éléments de l'histoire du jazz tel que le swing le blues ...?
JB : J'utilise cette section rythmique parce que "On A Clear Day You Can See Forever" ! (En paraphrasant le standard de jazz : Dans une journée sans nuages on peut voir jusqu'à l'infini...). Tout ce que je joue c'est ma tradition : nous sommes la nouvelle tradition.
LF : Dick, sans aucun doute à vous entendre, vous semblez être un Parkérien en puissance, sans oublier pour autant les autres grands du sax alto. Avez-vous le sentiment encore aujourd'hui d'étendre d'élargir la voie qu'il avait ouverte, comme quelque chose d'inépuisable, d’infini?
DO : Je pense que j’ai été influencé par les musiciens « mélodiques ». Charlie Parker est une immense influence, mais aussi Johnny Hodges, Paul Desmond, Joe Henderson, Hank Mobley, Wayne Shorter, Kenny Dorham, Fats Navarro, Sonny Stitt, Sal Nestico, Bob Brookmeyer, Thad Jones, Pepper Adams, Jerry Dodgion. Etc... Je suis influencé par les choix mélodiques que les musiciens prennent et par l’expérience de suivre leur engagement dans leur propre style.
LF : On ressent une joie contagieuse dans votre jazz, très dynamique et inventif, un peu comme dans certains morceaux d'Ornette Coleman. Ce musicien a-t-il eu une importance ou influence pour vous ?
JB : J'aime Ornette: si vous l'entendez comme cela j'en suis flatté.
DO : La joie de la musique pour moi vient de la conviction rythmique qu’un musicien exprime. Ornette et Dolphy ont une façon unique de prendre des risques, tant dans l’écriture que dans leurs performances. Duke Ellington et Thad Jones également, et aussi Sonny Rollins, Dizzy, Parker, Stanley Turrentine et Joe Henderson.
LF : Vous avez joué avec les plus grands, dont Dave Brubeck, Roy Haynes, Bill Evans, Gerry Mulligan, John Scofield... Quel est le musicien qui vous a le plus marqué ?
JB : La personne qui m'a le plus influencé, c'est le dernier musicien avec qui j'ai joué!
DO : J’ai appris de tellement de musiciens. Quelle chance j'ai eu ! J’ai été influencé par des musiciens dont les gens n’entendront jamais parler. J’ai été influencé par des élèves et par leur grand engagement, leurs questions, leurs talents. J’ai été influencé par des compositeurs comme Thad Jones, Bob Brookmeyer, Jim McNeely, Ed Neumeister, Harold Danko, Bruce Barth, Vic Juris, Fred Hersh, Garry Dial, Dave Berkman, Ted Rosenthal, Eddie Martinez, Carlos Franscetti, Michael Abene, Bill Finnigan, Bob Mintzer, Michael Weiss, Kenny Werner, Slide Hampton, Sammy Nestico, et la liste pourrait continuer... Ces compositeurs ont ouvert mes horizons et m’ont permis d’évoluer. Je dirais que Thad Jones, Bob Brookmeyer et Mel Lewis ont été 3 chefs d’orchestre et mentors qui m’ont beaucoup influencé. J’ai toujours approché mes concerts avec un besoin d’évoluer et j’ai tellement de grands exemples auxquels me référer.
LF : Avez-vous eu (ou envisagez-vous) des projets musicaux plus expérimentaux, basés sur la recherche sonore, l'aléatoire, l'improvisation libre ou alors ce domaine musical vous est-il complètement étranger ? Avez-vous eu (ou envisagez-vous) des projets avec des danseurs, des artistes plasticiens ou des cinéastes ?
JB : Je veux jouer ma musique, quoi qu’elle soit. Elle combine en même temps avant-garde et tradition. C'est dans l'air du temps.
DO : J’ai plusieurs directions qui prévoient différentes instrumentations et thèmes dans les deux prochaines années. J’ai envie de développer petit à petit cette direction puisqu’il y a tellement de mélanges et d'influences dans la musique créative. Mais je n’ai intérêt à le faire que s'il y a quelque chose de frais et personnel.
LF : Beaucoup de musiciens qui ont votre renommée sont difficilement accessibles pour l'enseignement... Vous apportez énormément de choses pédagogiquement (conservatoire, masterclass, livres...). D'où vient pour vous l'importance de transmettre ?
JB : Juste après jouer de la musique, l'enseigner c'est une très pure expression : je ne l'ai pas choisi, j'ai été choisi!
DO : J’ai appris de mes élèves autant que, je l’espère, ils ont appris de moi. Je n’ai pas planifié d’enseigner ce que je connais, mais au fil des ans j’ai commencé à aimer ça et spécialement au Temple University et au Conservatoire d’Amsterdam. Mon père était un enseignant passionné et mon seul professeur de saxophone. Sa dévotion infatigable m’a énormément influencé et m’a donné un grand respect pour ceux qui inspirent réellement leurs élèves puis trouver leur propre style à travers la tradition et puis vers une direction plus personnelle.
LF : Jerry, vous êtes un enseignant réputé, quant à vous Dick, vous enseignez aussi. Si vous aviez un conseil à donner aux jeunes musiciens, lequel serait-ce ?
JB : Croire en soi même, parce qu'il n'y a un seul "soi". Tu es toi-même un membre de la grande famille des musiciens de la planète !
DO : Mon modeste avis aux jeunes musiciens est de ralentir et apprécier le procédé. Tu as ta vie entière pour évoluer et ça ne doit pas arriver en 4 ans d’études supérieurs. Il faut faire beaucoup de soirées pour développer un style harmonieux quand on est jeune. Il faut pouvoir apprécier et comprendre toutes les époques et les style de jazz. Et pour bien faire, il faut se faire un tas d’amis, le jazz est une recherche de toute une vie.
(Merci à Andrea Michellutti pour la traduction)
Merci et rendez-vous le dimanche 23 octobre à 16h30
La Fabrica'son, Maison de la Vie Associative, 28 rue Victor Hugo, 92240 MALAKOFF, Tél. 01.55.48.06.36, email : coordination.fabricason@gmail.com